Les aléas de la vie
Dans l’entre deux vies, deux amis, Adrien et Justine, comparent leurs billets pour leur future destination sur Terre. Quelle chance, ils seront encore amis dans cette nouvelle vie ! Hélas, les choses se compliquent quand Adrien se fait échanger son billet avec celui d’un chien…
Chapitre 1
Tout commençait dans le meilleur des mondes possibles. Justine et Adrien allaient bientôt entrer chacun dans un nouveau ventre maternel et leurs mamans étaient de grandes amies…
Enfin, ça, c’est ce que nous savons. Ou du moins ce que nous nous imaginons, à les voir tous deux se réjouir en regardant et en comparant leurs billets. Peut-être que les choses ne vont pas se passer exactement comme cela, finalement. Ou même pas du tout.
Mais revenons un peu en arrière…
Ce jour-là - si on peut appeler ça un jour - Justine étudiait avec attention le tableau d’affichage en réalité synthétique qui trônait au milieu de l’immense hall du terminal des Départs. Une foule de destinations étaient affichée : des centaines, peut-être même des milliers. Elles allaient de Paris à Calcutta en passant par Tokyo et Milan – ça c’était parmi les plus connues – mais il y avait aussi et surtout une foule de petits patelins paumés dont personne n’avait jamais entendu parler : Amersfoot, Vorkum, Tarnac, Uchte….
Justine projeta encore son billet devant elle pour être bien certaine qu’elle ne se trompait pas. Non, c’était bien ça. Les inscriptions holographiques disaient :
Paris IV, 96 ans
Quelle chance elle avait ! À tout le moins de naître à Paris, dans le quatrième arrondissement, c’est à dire dans le Marais, qui est un des quartiers les plus chics de la capitale française.
Bien sûr, elle n’était pas mécontente non plus de vivre jusqu’à 96 ans, bien qu’elle ait du mal à s’imaginer si vieille. Là d’où elle revenait, elle avait vécu jusqu’à 80 ans et il lui semblait que c’était déjà un âge très convenable pour conclure un voyage. Mais puisqu’elle était une petite privilégiée et qu’elle allait naître avec une cuillère en argent dans la bouche, il se pouvait bien que ses 96 ans s’écoulent tout à fait confortablement.
D’ailleurs, vivre aussi vieux était une promotion. Tout comme de naître de parents beaux, riches et gentils. Le titre de transport de Justine mentionnait aussi ces détails. La future nouvelle née s’en réjouissait, bien qu’elle n’en soit pas autrement étonnée, à vrai dire. Sa dernière vie – et aussi ses précédentes – lui avait permis d’accumuler un nombre impressionnant de bons points de mérite. Elle avait été gentille, humble, toujours prête à aider autrui, honnête, franche, et joyeuse par-dessus le marché, une qualité qui rapporte beaucoup de points, ce que nombre de gens ignorent. Souvent, pour accumuler des points et avoir de l’avancement, certains pensent qu’il suffit d’aller à la messe le dimanche. La bonne blague ! Ce serait trop facile. Par contre, être joyeux est vraiment une gageure : avec tout le malheur qui existe sur cette terre, les calamités, les déceptions et les chagrins de toutes sortes, sans compter le temps gris qui sape le moral, garder le sourire est un acte vraiment héroïque. Et il n’y a pas de meilleur moyen pour venir en aide à son prochain !
Justine avait tellement souri dans sa vie précédente que dans l’entre-deux vies où elle se trouvait à présent, c’était ce qu’on voyait le mieux d’elle : un sourire radieux flottant sur son corps subtil.
Autour du panneau d’affichage, revêtus comme Justine d’une apparence holographique dissimulant leur immatérialité, il y avait d’autres âmes souriantes, mais peu d’auras personnelles étaient aussi lumineuses et positives que la sienne. On voyait surtout, hélas, tout alentour, un nombre incalculable de sourcils froncés, de bouches grimaçantes, de regards durs, de poings menaçants, de rictus amers et même de langues tirées
qui crevaient la surface impalpable des corps subtils comme les cicatrices des vies écoulées.
Et, parce que âmes humaines et âmes animales se mêlent sans distinction dans l’après-vie, se trouvaient là également les corps immatériels des animaux les plus divers. Ces êtres allaient commencer une nouvelle vie sous une forme parfois plus enviable, parfois moins, et pour certains ce serait une forme humaine. Gentils lapins, bons chiens, modestes cochons d’Inde, serpents avisés : ceux-là avaient gagné leur droit de passage pour une meilleure vie.
Justine porta de nouveau son attention sur le tableau d’affichage et son corps subtil se mit à scintiller. Elle avait repéré son vol :
Paris IV, porte 6.
L’heure de l’embarquement était affichée également :
Eternité Pi et quart.
Soudain, elle frémit en entendant au fond d’elle-même une voix prononcer son nom. Son corps subtil tourna sur lui-même, elle chercha parmi les auras et alors elle LE vit. De joie, son sourire grandit, grandit et sa lumière devenue éblouissante se répandit dans le hall des Départs jusqu’à éclipser celle de toutes les autres âmes massées devant le tableau d’affichage.
— Adrien !
Le sourire de Justine iradiait maintenant des arcs en ciel concentriques. Adrien se tenait devant elle, à portée de son cœur. Adrien était son plus cher ami. Parfois, il avait été Adrienne, comme parfois elle avait été Justin, amis ou amies, frère et sœur, frères ou sœurs. Adrien et elle avaient déjà parcouru ensemble un nombre incalculable de vies. Bien sûr, ils l’oubliaient à chaque retour sur Terre, mais pendant le passage de l’entre-deux vies, on avait le privilège de retrouver la mémoire des existences antérieures…
Chapitre 2
— Mais que fais-tu là, chère âme ? gloussa Justine en iradiant son aura vers le corps subtil de son ami.
— Je crois me souvenir qu’on a fini notre dernier voyage ensemble, non ? répondit Adrien en souriant avec les yeux (son corps subtil produisait deux immenses yeux qui brillaient comme deux levers de soleil). Nous étions allés nous asseoir devant la mer, l’un à côté de l’autre, tels des indiens qui se retirent seuls pour mourir… sauf que nous étions deux ! Et la vie nous a quittés tandis que l’on se regardait, perdus chacun dans le regard de l’autre...
L’aura de Justine devint un nuage de minuscules gouttelettes. Elle était très émue à ce souvenir. Leur mort avait été un moment de communion comme il y en a peu, ni sur Terre ni ailleurs. Leurs cœurs subtils s’étaient compris et fondus.
— Et où vas-tu comme ça ? reprit Justine avec entrain. Tu me montres ton billet ? Moi, direction Paris ! Une vie de rêve, les amis ! Et figure-toi que je garde mon prénom… Je crois que le billet dit aussi que je vais devenir actrice.
— J’espère que ça ne te rendra pas cabotine, observa Adrien, un peu inquiet. Les acteurs aiment qu’on les admire…
— Eh bien, admit Justine, tu as raison. À moi de garder ma simplicité. Ce sera une sorte d’épreuve… Si je la réussis, peut-être deviendrai-je moine tibétain !
— Et si tu ne réussis pas, enchaîna Adrien, ce sera la rétrogression… Tu renaîtras peut-être asticot!
— Oh là, tu vas peut-être un peu vite, Adrien, mais espérons quand même que je ne serai pas une actrice trop admirée ! Mais toi, poursuivit-elle avec curiosité, où pars-tu ? Pas trop loin de moi, j’espère !
¬— Regarde toi-même, dit Adrien en projetant devant lui son billet.
À mesure que Justine lisait les inscriptions holographiques qui flottaient dans l’espace, elle sentait la joie monter en elle. Puis elle entendit des âmes se plaindre de ce qu’elle faisait monter la température du hall d’embarquement, mais elle réussit à se contrôler à temps. En effet, dans l’entre-deux vies, le bonheur se répand comme un gaz. S’il s’enflamme, cela ne porte heureusement pas trop à conséquences, si ce n’est que ça fait grésiller les moustaches et se tordre les sourcils froncés, qui se mettent alors en accent circonflexe au-dessus des yeux.
— Je n’arrive pas à y croire ! s’écria Justine, radieuse. On va être ensemble de nouveau. Tu seras mon voisin à Paris ! Dans l’hôtel particulier juste à côté de ma maison. Nos mères sont amies ! Et toi aussi, tu vas vivre très vieux, à ce que je vois… Non, mais quelle chance on a !
Adrien lui fit un clin d’œil :
— A vrai dire, ce n’est pas que de la chance…
— Bien sûr que non, approuva chaudement Justine. Tu as accumulé autant de points que moi. On récolte ce qu’il y a de mieux, c’est normal…
Dans les yeux d’Adrien dansa une lueur malicieuse :
— De là à obtenir la même adresse… Je crois que ça, on ne l’aurait pas eu (il fit une pause pour ménager le suspens)… si je ne m’étais pas un peu arrangé !
Le sourire de Justine se figea et la température descendit d’un coup.
— Quoi ? Mais comment as-tu fait ? C’est impossible, on ne décide pas !
— Sauf si on est malin...
Adrien fit signe à Justine de s’éloigner à l’écart des yeux inquisiteurs et des oreilles dressées qui s’étaient glissé vers eux subrepticement.
— J’ai trafiqué un peu mon billet, lui chuchota-t-il. Je devais naître dans une cité à Bobigny.…
Le sourire de Justine s’effaça tout à fait. À la place apparut une paire d’yeux flamboyants.
— Mais tu es fou ? Comment as-tu pu faire ça ?
— Coupé-collé, dit-il. C’est facile. Tu sais que j’ai toujours eu un don pour les arts holographiques…
— Et pour celui de faussaire ! Je n’ai pas oublié cette vie où tu fabriquais des faux billets ! Tu as fini en prison, je te rappelle !
— Je me suis bien racheté après…
— Et tu veux tout gâcher ? s’indigna Justine.
Le corps subtil d’Adrien produisit un sourire. Un léger sourire satisfait…
— Aucun risque, dit-il. c’est indétectable !
Justine ne disait plus rien. Son aura était devenue grisâtre. Elle était accablée. Qu’est-ce qui avait pris à son ami ?
— Tu sais, reprit Adrien, il n’y a pas que moi qui triche…
— Quoi ? hoqueta Justine. Tu es fou ! Personne ne triche. On ne peut pas tricher !
— Bien sûr que si ! riposta Adrien.
Et soudain, contre toute attente, il éclata de rire.
— Je t’ai fais marcher ! avoua-t-il entre deux gloussements.
— C’est… c’est une blague ? bafouilla Justine dont l’aura tremblotait d’effroi.
— Mais oui ! Bien sûr que je n’ai pas triché. Je vais naître à côté de chez toi tout à fait régulièrement. On ne peut pas tricher, évidemment !
Le sourire de Justine réapparut timidement. Puis, soudain, il se transforma en éclat de rire joyeux.
— Tu exagères, Adrien. J’ai faillis y croire !
— Tu y as cru, poisson cru !
Le garçon aux yeux comme deux astres naissants projeta son son billet devant lui.
— Paris, le Marais, ah ! La vie de rêve, les monceaux de jouets à Noël, les meilleurs écoles, les vêtements de grande marque, les vacances aux Seychelles ! Les…
Justine regarda Adrien d’un air interrogatif. Il n’achevait pas ses mots. Il avait l’air bizarre tout d’un coup. Son attention toute entière tournée vers les inscriptions de son billet, on aurait dit qu’il venait d’avaler une arête de poisson.
— Adrien ? Qu’as-tu ?
L’aura de son ami prenait une couleur sale et triste. Son corps subtil se condensa en une dizaine de paires d’yeux qui sillonnèrent en tout sens le hall des Départs pour passer en revue tous les sourcils froncés, les grimaces mauvaises et les sourires hypocrites.
Puis, écrasé de désespoir, il renonça et revint. Deux yeux fixes et mouillés de larmes regardèrent Justine d’un air d’incompréhension.
— Justine, murmura-t-il d’une voix cassée en projetant son billet au-dessus de lui.
— Que se passe-t-il ? demanda son amie dont l’aura avait pris la même couleur jaunâtre.
— Ce n’est pas mon billet ! Quelqu’un a échangé son billet avec le mien ! À l’instant !
— Non ! souffla Justine. Ce n’est pas possible !
Elle scruta le billet de son ami et, tandis qu’elle lisait, son corps subtil crépita de douleur.
Sur le billet que projetait Adrien, on pouvait lire désormais :
Bobigny, Cité des escargots, 15 ans grande roue des renaissances nous entraînera...
A suivre...
Si vous avez été intéressés par cette histoire, prenez contact avec moi et je vous proposerai la suite ainsi que d'autres nouvelles.
(c) Katherine Quénot 2008